Ces petits riens

Il y a des jours comme ça où on a l'impression que tout va de travers. J'ai eu hier un accès de rage. J'en ai eu après l'Inde, après les indiens, après le bruit. On m'avait prévenu que ça risquait d'arriver, mais je n'ai pas vu la crise venir.

 

Pas moyen de se reposer dans la chaleur accablante du Karnataka. Pendant notre déjeuner, dans un village, la pause est agitée, pleine d'adultes qui tripotent nos vélos et de cris d'enfants, alors que j'ai envie de prendre mon temps, à l'ombre, devant un tchaï. Mais les gens en ont décidé autrement, et j'ai l'impression qu'ils se sont entendus pour m'emmerder. Les uns après les autres, minute après minute. Égoïstement, je voudrais pouvoir choisir quand les gens sont là ou pas, mais je ne peux pas. Je voudrais pouvoir les ignorer quand je ne veux pas répondre à leurs questions, mais ils sont là,   pleins de questions et d'attentions, malgré ma mauvaise humeur et ma mauvaise foi.

 

Cette journée est longue et épuisante, et je sens que rien ne viendra l'améliorer. Je vois tout en noir et je m'enfonce dans ma colère. Les camions qui klaxonnent, les gens qui crient sur notre passage, les hommes qui regardent Stef, ou ceux qui ne comprennent pas ce que je leur demande. Tout m'énerve, m'agace, me déçoit.

Et puis Diabolo, le vélo de Stef, crève tous les deux kilomètres, alors je m'énerve sur elle. Pourtant, elle n'y peut pas grand chose la pauvre. Je suis tellement en colère qu'elle hésite presque à me dire qu'elle a crevé, de peur que je m'en prenne à elle. Je me demande ce que je fais là quand une trentaine de moustachus au regard vide me regardent changer la chambre à air, dans cette ville enveloppée d'une épaisse couche de bruit

J'enrage seul sur ma selle qui me fait un mal de chien, sur cette route où j'ai l'impression que tous les conducteurs klaxonnent pour m'emmerder. ''Ils sont tous bêtes!'' me dis-je. La colère me fait dire des mots que je regretterai sans doute amèrement demain, mais ça fait du bien. Tous ces petits riens qui m'agacent ressortent aujourd'hui comme une boule de pus, et tristement, j'infecte tout autour de moi.

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En y réfléchissant un peu, je trouve que notre façon de voyager a changé. Fini l'improvisation, maintenant on veut tout voir. Alors on fait des plans, des itinéraires dans lesquels on arriverait à coller tous les monuments, tous les paysages, aux bonnes dates, à la bonne saison... Mais j'ai le sentiment d'être piégé en Inde. Le sentiment que c'est la fin. Le cul de sac. On ne va plus nulle-part et je tourne en rond dans cet immense pays et dans ma tête.

 

Ce matin, comme prévu je regrette mes accès d'humeur et mes mots devant la beauté des paysages de Hampi et les rochers surplombant les rizières me font oublier tous ces petits riens qui me gâchaient la vie hier...