Kirghizistan - lacs et confitures

Pas facile de tomber amoureux. Ça n'arrive pas n'importe comment et il faut parfois du temps. Apprendre à connaître, regarder, observer, toucher, goûter. Il faut aussi que les bonnes conditions soient réunies, que l'on soit dans le bon état d'esprit, prêt à recevoir. On est tombé amoureux du Kirghizistan, voilà qui est dit. Mais ça n'a pas été le coup de foudre, au premier regard comme dans les séries télé turques. Le pays a pris son temps pour nous surprendre, nous convaincre, nous séduire.

 

Pour commencer, il faut dire que la capitale Bishkek n'a pas grand chose pour elle. Petite et grise, mal organisée, russifiée comme toutes les capitales d'Asie Centrale, sa pâleur ne nous enchante pas. La grisaille cache les montagnes au Sud, alors on part vite pour le lac Issyk Kol, dont tout le monde parle comme d'un joyau unique au monde.

Sur les 185 kilomètres qui nous séparent du lac, on découvre le visage du peuple kirghize : une bouille ronde aux pommettes rouges et brûlées, ornée d'un sourire légèrement doré, et surmontée d'un chapeau noir et blanc en laine bouillie pour les hommes ou d'un foulard bariolé de couleurs pour les femmes.

 

Au bord de la route, à Tokmok, la première gorgée de Kymyz a du mal à passer. J'en prends une bonne lampée, l'avale puis tousse bruyamment, et tente de dissimuler mon dégoût pour cette boisson traditionnelle au lait de jument fermenté. En fait, c'est plus de la surprise que du dégoût. Le goût est tellement inattendu que les émotions se sont bousculées dans ma tête et dans ma gorge. C'est acide, avec un léger goût rance, mais je finirai bien par m'habituer à cette boisson que tout le monde vénère pour ses qualités nutritives. C'est qu'on a besoin de forces pour pédaler...

 

Sur la route, les voitures nous frôlent parfois. On n'est plus très loin du lac, quand une bagnole me double, puis se rabat sur le côté, en ne manquant pas d'embarquer mon vélo. Je freine, et le chauffard se gare devant un café. En tapant à sa fenêtre pour lui demander s'il est con ou si c'est juste une tare congénitale, je vois dans ses yeux vitreux qu'il a commencé l'apéro un peu tôt. Ce sera sans doute le plus grand danger dans ce pays, la vodka. Depuis la colonisation russe, elle abime les vies et les visages des kirghizes. Dans les épiceries les plus isolées, les étagères sont pleines de bouteilles, locales ou importées, alors qu'il est difficile de trouver une tomate ou une patate.

 

On est à plusieurs milliers de kilomètres du plus proche océan, et pourtant le lac Issyk Kol nous donne l'impression d'y être. Il s'étend là, immense. entouré de montagnes aux sommets encore enneigés. Les plages sont paradisiaques et l'eau limpide. On reste là, seuls, pendant deux jours, à profiter de ce petit bout de paradis éloigné de la route bruyante. On se baigne, on mange, on lit, on prend l'apéro, on profite. Il fait chaud, et les montagnes alentours ne sont visibles que le matin, lorsque l'évaporation du lac ne s'est pas encore accumulée sur les hauteurs pour nous bloquer la vue. Pendant qu'on s'imagine les bateaux de pêcheurs et les mouettes, on ne se refuse rien: deux sachets de nouilles au lieu d'un!

 

La route qui mène à Karakol ressemble à un patchwork de réparations douteuses. La bande d'asphalte devient multicolore et bosselée, ce qui rend le pilotage du vélo plus difficile. Les conducteurs kirghizes sont toujours aussi saouls, alors pour oublier, on s'accroche au guidon, et on regarde les montagnes enneigées.

 

Karakol, c'est le point de départ des randonnées. Au sud de la petite ville, les monts célestes du Tian Shan marquent la frontière avec la Chine. On attendait le Kirghizistan pour pouvoir faire des randos, et on ne va pas se priver.

Les sacs chargés de porridge et de nouilles chinoises au goût de poulet, on commence à marcher dans la vallée de la Karakol. Les sapins d'un vert profond se détachent sur le ciel bleu, et la rivière chargée de débris glaciaires dévale les pentes dans sa robe d'un bleu laiteux. La marche devient plus sportive en grimpant vers le lac Ala Kol: le chemin mal indiqué emprunte une pente de plus en plus raide dans des cailloux. Au-dessus d'une cascade, après quelques pas essoufflés, on découvre le lac, calme et tranquille, endormi au creux d'un cirque glaciaire, au pied de la langue du glacier. On campera là, à 3200 mètres, avec Lukas et Kazia, deux Polonais rencontrés en route. Ils ont eu la bonne idée d'amener une bouteille de vodka (en plastique, le modèle pour la rando!) qu'on déguste pour se protéger du froid de la nuit qui commence à tomber.

Au matin, le ciel a une drôle de couleur, mi-bleu mi-gris, comme un orage qui joue avec nos nerfs avant de résonner sur les versants des montagnes. Et le voilà qui nous prend finalement au piège, lorsqu'on s'est égarés en dehors du chemin. Alors avec la neige qui nous trempe, on se voit obligés de poser la tente sur un rocher, perché au-dessus du lac. On s'emmitoufle dans nos sacs de couchage en espérant que la neige s'arrêtera vite et qu'on pourra redescendre demain. Pour me rassurer, je lis la fin du livre ''Into the Wild'', où l'auteur parle de tous les inconscients disparus en montagne en Alaska...

Le lendemain matin, la neige s'est arrêtée de tomber, et le soleil fait fondre ce qu'il reste sur les rochers. En redescendant, on repère la route vers le col. Arrivés à 3950 mètres, on aperçoit les sommets les plus hauts. On est heureux, et on se demande pourquoi on ne marche pas plus souvent durant ce voyage, et chez nous. L'ascension du Signal de Botrange doit aussi avoir son charme, non? On finit cette rando sur les rotules, mais en arrivant à Altyn Arashan, on profite des sources chaudes pour détendre nos muscles endoloris, le sourire aux lèvres.

 

Reprise des vélos; par un concours de circonstances et de choix, on refait la route au sud du lac Issy Kol dans l'autre sens. Le ciel est noir et les orages déversent des trombes d'eau qui dévalent des montagnes et noircissent les eaux du lac. Le vent crée des vagues qui s'écrasent sur les plages, et qui rendent cette petite mer intérieure plus vraie que nature.

 

Nous arrivons à Balykchy, puis à Kochkor. Au bord de la route, il y a des yourtes où grillent des shashlyks (des brochettes alternant bouts de viande et bouts de gras), alors on s'arrête pour déjeuner. Un groupe de spéléologues bulgares est déjà attablé et nous invitent à nous joindre à eux. Les brochettes défilent dans nos assiettes et nos gosiers, au grand malheur de nos estomacs. Le lendemain sur nos vélos, on a l'impression d'avoir pris une cuite à la viande. On a l'estomac en compote, et les jambes en coton. La courte étape jusqu'à la piste qui mène au lac Song Kol est difficile.

 

On pense à cette route depuis un moment. On s'inquiète, on angoisse, mais on a aussi terriblement envie de tenter l'aventure sur cette piste de 450 kilomètres qui doit nous mener à Jalal-Abad. La route de gravier grimpe lentement en longeant la rivière. En se reposant sur un pont, on peut admirer les premiers virages qui montent au col alors que le soleil donne sur l'herbe brûlée par l'été, où les chevaux paissent tranquillement. Sur les cailloux, les pneus perdent leur adhérence dans les parties les plus raides. A force de transpiration et de quelques jurons, on se hisse jusqu'au col (3400m) d'où on aperçoit le bleu du lac.

 

En passant devant la première yourte, un petit garçon joufflu suivi de près par sa mère nous invitent à prendre le thé. On se gave de petits pains frits et de délicieuse confiture de framboises dans la tente qui sert de cuisine, Dans la yourte voisine, ça chante et ça boit, alors on va festoyer avec eux (sans vraiment comprendre ce que l'on fête). Le premier verre de vodka brûle la gorge et chauffe le passage pour les suivants, et notre micro tourne dans la yourte pour enregistrer les chants kirghizes. On perd notre sourire lorsqu'on voit arriver la tête de mouton bouillie et que le vieux moustachu nous colle d'énormes morceaux de gras dans les mains... « Yarkche! Yarckche! C'est bon!!! »

A la fin du repas, les mains glissent le long des visages et d'une seule voix, tout le monde murmure « Homid », comme une prière pour remercier le ciel de ce copieux repas.

 

Sur le plateau à 3000 mètres et des poussières règne un profond silence, entrecoupé de temps à autres par les appels des bergers. La piste fait le tour du lac de Song Kol au milieu des « jaïloo », ces alpages d'été constellés de chevaux et de yaks. On s'arrête dans une seconde yourte pour emprunter des chevaux quelques heures, et on se retrouve à manger là et à y passer la nuit. Le soir, la femme nous cuisine de la viande de cheval séchée, délicieuse à notre grande surprise.

 

Les lacets qui redescendent dans la vallée de la rivière Naryn sont impressionnants. On est bien contents de ne pas avoir à grimper cette route tortueuse, mais la descente n'est pas non plus de tout confort. Après 10 minutes crispés sur les freins, on a les mains pleines de crampes. A certains endroits, la tôle ondulée apparaît sous les graviers et me fait regretter d'avoir une selle aussi dure...

 

Dans la vallée, la chaleur est terrible et les sources d'eau peu courantes. Dans ces conditions, il est difficile de rouler plus de 50 ou 60 kilomètres par jour. On monte à un col en quatre heures, on redescend en une heure et demi. Nos vélos et nos sacs sont couverts de poussière. On ne pense à qu'à boire, manger et dormir, et même au milieu de ce programme simpliste, notre réchaud fait des siennes et compromet nos repas.

La piste n'en finit plus de monter et descendre. On essaye de se repérer sur notre carte peu détaillée en demandant la distance qui nous sépare de Kazarman. Les réponses sont tellement différentes les unes des autres, allant d'un encourageant 50 km à un déprimant 200 km, qu'on décide de ne plus faire confiance aux locaux en matière de géographie.

Depuis Kazarman, on doit passer le col de Kaldama pour pouvoir redescendre vers la vallée de Ferghana et Jalal-Abad. Des cyclistes nous avaient mis en garde à propos de ce col. Ils avaient du pousser tout au long de la montée, pendant une demi-journée, alors on arrive au pied de cette montagne légèrement angoissés, mais finalement l'ascension est plutôt douce et jolie, agrémentée de bon pain et de crème offerts en route par une charmante famille, et on arrive étonnés, à 3060 mètres.

 

La vallée de Ferghana est à tendance jaune. Les champs de blé moissonnés et les tournesols donnent une couleur chaude et brumeuse à la descente jusqu'à Jalal-Abad. Dans les villages, hommes, femmes et enfants vident les fleurs de tournesols de leurs graines et à les font sécher sur la route.

 

Nous sommes arrivés dans la province qui a connu les tristes événements entre les Kirghizes et la minorité ouzbek en juin 2010. Dans le centre-ville de Jalal Abad, il y a des traces des affrontements, dans les décombres des maisons brûlées ou dans les questions qu'on nous pose. ''Que pensez-vous des Ouzbeks? Des Kirghizes? Vous êtes journalistes? Volontaires?''. Pour quelle autre raison pourrait-on être ici? A ces questions, on ne répond qu'à moitié, en essayant de ne pas juger.

Dans le bazaar, il y a de l'animation, et les gens semblent avoir oublié, ou du moins mis de côté, ce qu'il s'est passé.

 

C'est presque la fin de notre route au Kirghizistan. Les panneaux sur les routes indiquent déjà le col d'Irkeshtam qui marque la frontière avec la Chine.

 

Un type nous appelle pour boire un thé. Il ajoute à ça une énorme pastèque et nous invite chez lui, dans la maison de ses parents. Toute la maison est en effervescence, on dirait qu'une fête se prépare. Iktiar, notre hôte, nous accueille comme des rois et j'ai l'honneur de conduire sa Lada vert bouteille pour aller faire un tour ou aller acheter de la vodka. Le deuxième soir, une assemblée débarque devant la maison et les nappes sont recouvertes de pains et autres délices locaux. Les Aksakals de la Mahalla (les doyens de la communauté du quartier) sont les invités d'honneur pour fêter la fin du ramadan. Après la prière, tout le monde se retrouve autour de la soupe de mouton et du plov.

Osh n'est qu'à 40 kilomètres mais nos hôtes nous chargent les sacs de pommes et de pains, de peur qu'on ne crève de faim en chemin.

 

Arrivés au rond-point avant Osh, on hésite. On pourrait bifurquer directement vers la Chine, mais notre curiosité, pas mal placée, nous pousse à aller voir de l'autre côté. En descendant vers la ville, les larmes nous montent aux yeux. Absolument toutes les maisons et tous les magasins du haut de la ville ont été brûlés. Les tracteurs et les camions sont affairés à déblayer les décombres des ruines. Le bazaar a perdu toute vie. Les containers qui servaient de magasins ont été brûlés ou abandonnés. Certains ont écrit ''kirghize'' sur leurs devantures afin d'éviter les flammes, et ne sont sans doute pas revenus de peur de représailles. Il n'y a presque plus rien, à l'exception de ce panneau souhaitant « la paix sur le monde » à l'entrée du marché.La deuxième ville du pays ressemble à un village après la guerre, et les gens qui ne se sont pas enfuis marchent sur les décombres de cette violence, la tête haute mais les yeux ailleurs.

 

On quitte Osh à trois, accompagnés de Jude, cyclo anglaise, en direction de la Chine. Après quelques kilomètres de poussière et de cols, on débarque dans la trèes belle vallée de Sari Tash, face à l'invisible massif des Pamirs, pris dans les nuages annonciateurs de neige. Le froid nous est tombé dessus d'un coup, et on tremble le soir dans la tente.

La route est bien meilleure que ce qu'on nous avait dit. Les chinois travaillent jour et nuit à l'asphalter, et leur travail sera sans doute terminé l'année prochaine. Plus qu'un col à 3600 mètres et nous serons en Chine, au bout d'un des fils de la route de la soie. On a du mal à y croire...